Après donc une quarantaine d'années d'enseignement en collège, mes choix pour l'éco-le, mes positions sur l'enseignement étaient en place dans mon esprit, dans ma pratique du métier, et ils ne changèrent pas pour l'essentiel, dès les années 80.
En premier lieu, je tiens à dénoncer ce slogan, impérieux et répété à l'envi dans les années 80, au moins, mettant en accusation ou culpabilisant le professeur : Mettre l'élève au centre de l'école, de l'enseignement. Slogan ridicule d'abord, car dans le fonctionne-ment d'un lieu d'enseignement, il n'y a pas de centre, il y a une collabora-tion, aussi positive que possible, entre élèves, enseignants, parents, admi-nistration, inspecteurs et ministère. En fait, cet élève au centre est une faç-on néfaste de considérer que l'élève a toujours raison, dans ses demandes et désirs, que le cours doit se faire selon ses envies (sinon caprices) ; et que le savoir ne va plus du maître vers l'élève, mais qu'il naîtrait, comme miraculeusement, de l'élève lui-même, sorte de génie par essence auquel tout doit être soumis. Si encore il s'agissait d'être un accoucheur, comme Socrate ..., mais pas du tout, l'élève ici commande au maître ! Cette con-ception a fait des dégâts, je l'ai constaté moi-même chez des collègues cédant à cette consigne abondammnent répétée dans les textes officiels. Je n'ai pour ma part jamais été influencé par cette consigne : il n'y a pas de centre dans la relation pédagogique, mais il y a un maître, à tous les sens du terme ; voilà ce que je crois fermement.
Puis il fallut bien se situer par rapport à la massifica-tion de l'école des années 70-80, autant en collège qu'à l'Université, puis-qu'elle forçait à revoir les contenus, les méthodes et les finalités de l'ensei-gnement, face à cette nouvelle arrivée, en masse, de jeunes de milieux et de niveaux si différents. Au principe même j'adhérai spontanément, car la volonté démocratique était noble et positive. Mais immédiatement j'admet-tais trois nécessités : une sélection, la distinction entre égalité et égalitarisme et surtout des exigences rigoureuses.
La sélection par le travail, l'effort et le mérite est sen-sée et nécessaire. Une "élite" (le mot a quelque chose d'inquiétant cepen-dant) devra être ainsi dégagée ; mais pour qu'elle soit légitime, juste, bien acceptée, la sélection par l'orientation notamment, ne doit pas intervenir trop tôt, sinon on écarte toujours les mêmes, à peu près : les enfants issus des familles modestes ou pauvres. Il faut donc donner des chances égales à tous, assez longtemps, sinon les Camus, les Louis Guilloux, les George Orwell ne surgiraient jamais. En collège, pas d'orientation déterminante a-vant la fin de la 5e ; orientation positive, et non forcée par l'échec comme trop souvent, à condition qu'on ait pu avant fournir une formation différen-ciée (groupes, niveaux), la solution idéologique du "collège unique" me pa-raissant néfaste. En lycée, une orientation-sélection positive me semble né-cessaire à la fin de la 1ère, bien avant la bien risquée (trop souvent) Univer-sité. De toute façon, si la sélection aboutit à une élite qui se reproduit sans fin dans les familles aisées ou dirigeantes, effectivement il n'y a plus d'éco-le républicaine, plus d'apports nouveaux dans la société. L'intelligence, comme je l'ai écrit antérieurement, n'est pas la propriété des familles ai-sées, des tenants du pouvoir qui feraient une école pour eux d'abord.
Pour autant, je dénonce cette idéologie de l'égalitaris-me qui s'oppose à une égalité des chances inévitablement corrigée par les capacités de chacun à l'effort et à la persévérance, à la volonté d'apprendre et de s'élever par le savoir.
Avant de nommer les exigences auxquelles je tiens, je dirai deux mots de la formation des maîtres. Elle doit être, selon moi, universitaire, de haut niveau pour les connaissances. Mais elle doit aussi proposer une formation sur la psychologie de l'enfant (l'adolescent en parti-culier), qui fait défaut aujourd'hui, et sur la gestion d'une classe. Il y va de l'autorité du maître dans sa classe, sans laquelle rien ne va ; je la crois d'a-bord innée (j'ai vu des professeurs que leur caractère prédisposait au man-que d'autorité), mais on peut la susciter, l'aider. Ainsi, on peut apprendre au futur maître comment il doit gérer son espace prof-bureau, réservé, par rap-port aux élèves, dans lequel en fait ils ne doivent pas entrer. On doit aussi leur parler du tutoiement risqué du professeur par les élèves, auquel je suis pour ma part opposé. Concours de recrutement élevés donc, la bellle Agré-gation n'étant pas d'ailleurs une garantie indispensable. Il y a quantité de bons profs non agrégés, et des agrégés qui n'ont cherché qu'une promo-tion financière (à laquelle s'ajoute un service ramené à 15 heures par semai-ne, contre 18 aux certifiés actuellement, ce qui me paraît excessif ; mais c'est une autre débat) très souvent étrangère à un souci de mieux ensei-gner, d'autant que nombre d'agrégés se croient ainsi intouchables, même quand ils ont carrément tort ... Quant à l'inspection, nécessaire, il serait grand temps qu'elle soit de soutien et de conseils pratiques, et pas simple-ment un relai désespérant des consignes ministérielles changeantes ... Autre débat également.
Mais surtout enseigner suppose que l'on soit fermement attaché à des exigences rigoureuses. Il faut d'abord enseigner rigoureu-sement la langue, sans concession aux modes ni aux laxismes nourris par les médias. Enseigner la grammaire, par des cours magistraux même et des dictées (je n'ai jamais lâché sur ce sujet, même quand cela me mettait en conflit avec un inspecteur, dans les années 70-80). Ensuite je crois aux ver-tus irremplaçables, pour la langue et la formation de l'esprit, pour une cultu-re générale classique, du latin et du grec, pour lesquels tous les élèves doivent avoir, dès la 5e au moins, une initiation, faite par des spécialistes de ces langues. L'histoire aussi doit rester au coeur des contenus, avec un horaire suffisant. Développer avec confiance la mémoire est également essentiel : oui, apprendre par coeur des textes, même longs, est un exerci-ce salutaire, en récitation par exemple (là aussi il m'a fallu me "battre" con-tre un inspecteur qui jugeait la récitation comme une perte de temps ...). Sans une mémoire qui peut devenir immense, si on l'entraîne, l'élève ne pourra pas, commme on dit, faire des études. Il faut transmettre, sans crain-te de commander ou fatiguer, des savoirs précis, denses, et non pas sim-ple-ment des savoir- faire dans des activités d'animation qui plaisent mais ne forment pas. Le maître est là pour former, non pour plaire, pour être "sympa" (il n'est pas là non plus pour être antipathique : c'est affaire d'équilibre, car le maître est égalemnt, à sa façon, un acteur sur la scène de la classe dont tous les gestes sont jaugés) ... à tout prix, et la vraie autorité, naturelle, est celle du savoir. Les nouvelles technologies (ordinateur, vi-déo ...) plaisent beaucoup : il faut les utiliser, mais raisonnablement sans sombrer dans le jeunisme ni la démagogie. Le cinéma, la lecture de l'i-mage méritent aussi d'être enseignés, pour lutter contre le futur consom-mateur sans armes des images qui nous inondent ; mais il est difficile de dégager des heures pour tout, et souvent il faut recourir à des clubs. Au to-tal, l'autorité du maître dans sa classe est au coeur des exigences ; autorité et indépendance face aux pressions incessantes des parents, de l'administration et souvent hélas ! des inspecteurs ou des collègues même. Hannah Arendt montrait en 1960, dans La crise de l'éducation, que l'enfant affranchi de l'autorité des adultes, n'est pas pour autant, un individu sans dieu ni maître. Il est livré à l'autorité effrayante et tyrannique du grou-pe des pairs (le groupe des autres enfants). Et je pense toujours au si défi-nitif, selon moi, texte de Platon en la matière dans La république, qui a tou-jours figuré dans un grand cadre au mur de ma classe, et que je reproduis ci-dessus : "Lorque les pères s'habituent à laisser faire les enfants ...".
Mais le plus important, pour un professeur, est de croire fortement à ce qu'il dit et fait, de vouloir transmettre un héritage sans se laisser intimider par les modes ou les personnes. L'enthousiasme, la foi sont communicatifs, les élèves ne s'y trompent pas. Il faut vouloir transmet-tre la joie, le bonheur d'apprendre, et montrer sans crainte cette joie, cette liberté qui naissent du savoir. Mme de Romilly a largement consolidé cette opinion en moi. Et Alain Finkielkraut la défend bien à sa manière, à la fin de La querelle de l'école : " Etre enseigné n'est pas seulement un moyen, c'est une ouverture, c'est le bonheur d'un devenir autre, c'est, comme le rappelle l'étymologie du mot école, la forme suprême du loisir".
C'est par cette exigence du bonheur d'apprendre et d'enseigner (que j'ai presque toujours vécu moi-même, les élèves, malgré la fatigue, les déceptions inévitables, les combats pour la discipline ... ayant toujours été mon ultime consolation, et restant aujourd'hui les seules per-sonnes que je regrette encore - c'est pour eux d'abord, donc, que j'ai com-mencé ce blog) que je veux terminer cet exposé (certes un peu long, mais bien court pour être suffisamment clair et complet) sur mes positions, mes choix pour l'enseignement. Ce disant, je ne me cache pas les difficultés pour un professeur aujourd'hui qui veut cette exigence, surtout s'il enseigne dans un établissemnt difficile et s'il est confronté à la violence. J'aurai d'ailleurs l'occasion d'en parler mieux à propos du livre annoncé d'Augustin d'Hu-mières : Homère et Shakespeare en banlieue.
A BIENTÔT